Libye: quand Paris suivait Kadhafi
Visite à Tripoli le 25 juillet 2007. Quatre mois plus tard, Rama Yade protestait contre la visite de Kadhafi à Paris.
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La fermeté de l'engagement de Nicolas Sarkozy aux côtés des rebelles ne saurait à elle seule solder un lourd passif. Retour sur ces années où Français et Occidentaux ont fait preuve de bien des complaisances envers le défunt Muammar Kadhafi.
D'une pierre deux coups. La balle fatale au Guide déchu, Muammar Kadhafi, a aussi foudroyé, le 20 octobre, non loin de Syrte, le témoin clef des compromissions de l'Occident envers un tyran d'autant plus honni qu'il fut assidûment courtisé. Avec lui, Paris, Londres, Rome et Washington auront enseveli en catimini la mauvaise conscience du monde libre, sous les pelletées d'une terre où se mêlent naïveté, cynisme et mercantilisme.
Bien sûr, nul ne déniera à Nicolas Sarkozy le mérite d'avoir endossé le costume du pionnier, entraînant à sa suite l'Union européenne, l'ONU et l'Alliance atlantique; et moins encore celui d'avoir sauvé, en mars, Benghazi, berceau de la rébellion, d'un carnage punitif.
Mais l'ampleur de l'engagement français doit beaucoup au besoin d'expier deux péchés: une cécité navrante envers les orages qui grondaient dans les cieux de Tunisie ou d'Egypte; le zèle outrancier déployé à l'heure des retrouvailles avec notre ami Muammar, paria repenti. "Nous n'avons rien à nous reprocher", claironne dans Le Monde le ministre de la Défense, Gérard Longuet. Est-ce si sûr?
Pour autant, la visite éclair ne suffit pas à solder la facture d'un dénouement dont le nouveau locataire de l'Elysée rafle les dividendes, même s'il résulte avant tout du travail abattu dans l'ombre par la commissaire européenne Benita Ferrero-Waldner. A la faveur de cet impromptu tripolitain, le ministre français des Affaires étrangères de l'époque, Bernard Kouchner, signe en serrant les dents deux accords censés régenter un "partenariat global", y compris dans le domaine militaire. Il est question de manoeuvres conjointes, d'entraînement des forces spéciales du cru...
La France livrera des missiles antichars Milan ainsi qu'un système de communications radio sécurisées. Comme l'a révélé Le Canard enchaîné, elle contribue aussi, via la société Amesys, filiale de Bull, à la mise en service d'un dispositif sophistiqué de surveillance électronique. Tripoli peut placer sur écoute ses opposants réels ou supposés et décrypter leurs échanges Internet. De quoi, à coup sûr, garnir les cachots et les salles de torture. Le service après-vente est assuré, de juillet 2008 à février 2011, par une douzaine d'officiers de la Direction du renseignement militaire (DRM), commandée alors par le général Benoît Puga, promu depuis chef de l'état-major particulier de Nicolas Sarkozy. A ce titre, c'est lui qui conduira en Libye une poignée de cadors de l'industrie militaire, un an avant de superviser la fourniture discrète d'armes aux insurgés...
Pour la France officielle, le plus dur reste à venir. En décembre 2007, le président Sarkozy se prend les pieds dans le tapis rouge déroulé à Paris sous les babouches d'un caïd bédouin en visite d'Etat. Hôte encombrant flanqué d'une suite pléthorique, Kadhafi plante sa tente dans les jardins de l'hôtel de Marigny, à deux pas de l'Elysée.
Son arrivée, fâcheux présage, coïncide avec la Journée internationale des droits de l'homme. Les droits de l'homme... Détentrice du maroquin qui leur est dédié, Rama Yade se lâche. "Notre pays n'est pas un paillasson sur lequel un dirigeant, terroriste ou non, peut venir s'essuyer les pieds du sang de ses forfaits", grince l'icône de la diversité, aussitôt tancée par l'ex-président de l'Assemblée nationale Patrick Ollier, thuriféraire impénitent du Guide.
Suivent cinq jours de cauchemar protocolaire, jalonnés de caprices et de foucades. Pour le vieux campeur au visage bouffi, on ferme les ponts qui enjambent la Seine le temps d'une escapade en bateau-mouche, on improvise une virée au Louvre, une autre à Versailles et une chasse au faisan en forêt de Rambouillet. Mais, à son grand dépit, le "bouillant colonel" n'ira pas fleurir la tombe de Charles de Gaulle à Colombey.
Piégé, soucieux d'atténuer l'impact désastreux d'un tel barnum, Sarkozy invoque la signature de contrats mirobolants, pour un montant total de 10 milliards d'euros. Son entourage prédit la vente de 14 Rafale, inexportable joyau de chez Dassault, de 35 hélicoptères, de patrouilleurs, de radars, d'une vingtaine d'Airbus, d'un ou plusieurs réacteurs nucléaires de dessalement d'eau de mer... Autant de marchés de dupes: en fait de Rafale, ce sont des mirages qu'écoule la France. Devant une commission d'enquête parlementaire ou dans les médias, les acteurs de cette mascarade enfilent les à-peu-près, la palme revenant à Hervé Morin, alors ministre de la Défense, pour cette esquive d'anthologie: "Les contrats militaires n'ont pas été signés en tant que tels."
Après tout, Kadhafi distribue à l'époque les gages de contrition avec la prodigalité si longtemps témoignée envers les révoltés de toutes obédiences, des Basques d'ETA aux Sioux radicaux. Lui, qui vomit Al-Qaeda, a renoncé au terrorisme et condamné la tragédie du 11 septembre 2001. Mieux: voilà qu'il accepte d'indemniser les familles des victimes des attentats perpétrés en décembre 1988 à l'aplomb de Lockerbie (Ecosse) contre un Boeing de la Pan Am - 270 tués -, puis, neuf mois plus tard, dans le ciel du Niger aux dépens d'un DC-10 d'UTA - 170 morts. Après neuf mois de palabres secrètes avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, Tripoli consent, fin 2003, à démanteler son arsenal, au demeurant embryonnaire, d'armes de destruction massive. Résolu à accoster sur l'autre rive de l'"axe du Mal", le fantasque colonel abreuve la CIA des Américains, le MI6 des Britanniques et la DGSE des Français de précieuses informations.
Si Paris ménage tant ce Guide déroutant, c'est aussi par souci de désamorcer l'aversion que lui inspire l'Union pour la Méditerranée, si chère à Nicolas Sarkozy. Lequel aurait d'ailleurs sollicité le concours du Syrien Bachar el-Assad pour convaincre Kadhafi d'envoyer quelques émissaires au "congrès constitutif" de juillet 2008.
Que celui qui n'a jamais fauté lui jette le premier baril de pétrole... La France ne détient pas, tant s'en faut, le monopole de l'ambiguïté. Dès septembre 2003, Tripoli, ce Canossa entre mer et sable, voit défiler les éminences européennes. Jose Maria Aznar, Tony Blair, Gerhard Schröder et Silvio Berlusconi s'y pressent. Les documents exhumés depuis la chute de la capitale, en août dernier, attestent l'intensité de la coopération entre les services libyens et britanniques. Y compris pour traquer et livrer aux séides du despote naguère infréquentable des "islamo-terroristes" en exil. En mars 2004, le travailliste Blair conclut sous la tente un "deal dans le désert", salutaire pour l'anglo-néerlandaise Shell et pour British Petroleum. Londres passe l'éponge sur le meurtre, vingt ans plus tôt, d'une policière, abattue devant l'ambassade de la Jamahiriya, comme sur le crash de Lockerbie, dont le cerveau, Abdelbasset al-Megrahi, condamné à vingt-sept ans de prison et atteint d'un cancer "en phase terminale", sera libéré en août 2009 par la justice écossaise.
En Italie, partenaire commercial et fournisseur d'armements n°1, Silvio Berlusconi, fidèle en cela à l'héritage de son rival centriste Romano Prodi, choie le fratello Muammar. Le 31 août 2008, il enterre au prix fort le contentieux colonial: Rome s'acquittera sur vingt-cinq ans de 3,4 milliards d'euros de dédommagement. Présent via ses fonds souverains dans le capital de maints fleurons de l'économie italienne, Kadhafi a su attiser la hantise de l'invasion de migrants clandestins. Les Etats-Unis ne sont pas en reste: l'administration Bush accélère une normalisation entreprise sous Clinton, retire la Libye de la liste noire des Etats terroristes et lève les sanctions infligées dès 1982.
Pour dîner avec le diable, dit l'adage, il faut une longue cuillère. Celle qu'ont plongée les Occidentaux dans le gâteau libyen fut hélas, à l'instar de leur vision politique, un peu courte.
Par Vincent Hugeux, publié le 27/10/2011 dans l"Express
Bien sûr, nul ne déniera à Nicolas Sarkozy le mérite d'avoir endossé le costume du pionnier, entraînant à sa suite l'Union européenne, l'ONU et l'Alliance atlantique; et moins encore celui d'avoir sauvé, en mars, Benghazi, berceau de la rébellion, d'un carnage punitif.
Nous n'avons rien à nous reprocher
Après les infirmières bulgares, un "partenariat global"
Le 25 juillet 2007, "Sarko" fait escale à Tripoli. Ce crochet, prologue au premier périple africain du successeur de Jacques Chirac, n'a rien de fortuit: il s'agit d'honorer la "dette" contractée la veille, lors de la libération des infirmières bulgares et du médecin palestinien qui, injustement accusés d'avoir inoculé le virus du sida à des enfants hospitalisés, croupissent depuis huit ans dans les geôles de la Jamahiriya. Pour autant, la visite éclair ne suffit pas à solder la facture d'un dénouement dont le nouveau locataire de l'Elysée rafle les dividendes, même s'il résulte avant tout du travail abattu dans l'ombre par la commissaire européenne Benita Ferrero-Waldner. A la faveur de cet impromptu tripolitain, le ministre français des Affaires étrangères de l'époque, Bernard Kouchner, signe en serrant les dents deux accords censés régenter un "partenariat global", y compris dans le domaine militaire. Il est question de manoeuvres conjointes, d'entraînement des forces spéciales du cru...
La France livrera des missiles antichars Milan ainsi qu'un système de communications radio sécurisées. Comme l'a révélé Le Canard enchaîné, elle contribue aussi, via la société Amesys, filiale de Bull, à la mise en service d'un dispositif sophistiqué de surveillance électronique. Tripoli peut placer sur écoute ses opposants réels ou supposés et décrypter leurs échanges Internet. De quoi, à coup sûr, garnir les cachots et les salles de torture. Le service après-vente est assuré, de juillet 2008 à février 2011, par une douzaine d'officiers de la Direction du renseignement militaire (DRM), commandée alors par le général Benoît Puga, promu depuis chef de l'état-major particulier de Nicolas Sarkozy. A ce titre, c'est lui qui conduira en Libye une poignée de cadors de l'industrie militaire, un an avant de superviser la fourniture discrète d'armes aux insurgés...
Jacques Chirac en visite à Tripoli le 24 Novembre 2004.
Les chefs d'Etat passent, le tropisme libyen perdure.
REUTERS/Jacky Naegelen
Notre pays n'est pas un paillasson
Suivent cinq jours de cauchemar protocolaire, jalonnés de caprices et de foucades. Pour le vieux campeur au visage bouffi, on ferme les ponts qui enjambent la Seine le temps d'une escapade en bateau-mouche, on improvise une virée au Louvre, une autre à Versailles et une chasse au faisan en forêt de Rambouillet. Mais, à son grand dépit, le "bouillant colonel" n'ira pas fleurir la tombe de Charles de Gaulle à Colombey.
Piégé, soucieux d'atténuer l'impact désastreux d'un tel barnum, Sarkozy invoque la signature de contrats mirobolants, pour un montant total de 10 milliards d'euros. Son entourage prédit la vente de 14 Rafale, inexportable joyau de chez Dassault, de 35 hélicoptères, de patrouilleurs, de radars, d'une vingtaine d'Airbus, d'un ou plusieurs réacteurs nucléaires de dessalement d'eau de mer... Autant de marchés de dupes: en fait de Rafale, ce sont des mirages qu'écoule la France. Devant une commission d'enquête parlementaire ou dans les médias, les acteurs de cette mascarade enfilent les à-peu-près, la palme revenant à Hervé Morin, alors ministre de la Défense, pour cette esquive d'anthologie: "Les contrats militaires n'ont pas été signés en tant que tels."
Un "fructueux dialogue" via Ziad Takieddine
Amorcé au nom du combat commun contre l'hydre islamiste, le flirt entre le clan Sarko et les gardes-chiourmes de la Jamahiriya aura précédé d'au moins deux ans l'accession de l'ancien maire de Neuilly-sur-Seine à l'Elysée. Quand celui-ci hérite, en 2005, du portefeuille de l'Intérieur, son directeur de cabinet - un certain Claude Guéant - noue par l'entremise du Franco-Libanais Ziad Takieddine un "fructueux dialogue" avec Moussa Koussa, patron des services secrets libyens. La folle soirée de "Condi"
Dans ses Mémoires, qui paraîtront aux Etats-Unis le 1er novembre, Condoleezza Rice dépeint l'"étrange fascination" qu'elle exerçait sur Kadhafi. Lequel surnommait la secrétaire d'Etat de George Bush "ma princesse africaine". En septembre 2008, au terme d'un entretien chaotique, le caïd de la Jamahiriya convie "Condi" à dîner dans sa salle à manger privée. Là, il lui fait cadeau d'un album de photos où il apparaît aux côtés des grands de ce monde. La musique d'ambiance ? Une chanson intitulée Une fleur noire à la Maison-Blanche, oeuvre de commande d'un compositeur local. "C'était bizarre, écrit l'invitée, mais, au moins, ça n'avait rien de torride."Si Paris ménage tant ce Guide déroutant, c'est aussi par souci de désamorcer l'aversion que lui inspire l'Union pour la Méditerranée, si chère à Nicolas Sarkozy. Lequel aurait d'ailleurs sollicité le concours du Syrien Bachar el-Assad pour convaincre Kadhafi d'envoyer quelques émissaires au "congrès constitutif" de juillet 2008.
Que celui qui n'a jamais fauté lui jette le premier baril de pétrole... La France ne détient pas, tant s'en faut, le monopole de l'ambiguïté. Dès septembre 2003, Tripoli, ce Canossa entre mer et sable, voit défiler les éminences européennes. Jose Maria Aznar, Tony Blair, Gerhard Schröder et Silvio Berlusconi s'y pressent. Les documents exhumés depuis la chute de la capitale, en août dernier, attestent l'intensité de la coopération entre les services libyens et britanniques. Y compris pour traquer et livrer aux séides du despote naguère infréquentable des "islamo-terroristes" en exil. En mars 2004, le travailliste Blair conclut sous la tente un "deal dans le désert", salutaire pour l'anglo-néerlandaise Shell et pour British Petroleum. Londres passe l'éponge sur le meurtre, vingt ans plus tôt, d'une policière, abattue devant l'ambassade de la Jamahiriya, comme sur le crash de Lockerbie, dont le cerveau, Abdelbasset al-Megrahi, condamné à vingt-sept ans de prison et atteint d'un cancer "en phase terminale", sera libéré en août 2009 par la justice écossaise.
Berlusconi (ici à Syrte en 2009) investit 3,4 milliards de dollars en réparation de la période coloniale.
REUTERS/Livio Anticoli
Pour dîner avec le diable, dit l'adage, il faut une longue cuillère. Celle qu'ont plongée les Occidentaux dans le gâteau libyen fut hélas, à l'instar de leur vision politique, un peu courte.
Par Vincent Hugeux, publié le 27/10/2011 dans l"Express
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